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À New York, il était certains jours particulièrement appréciés par les lecteurs de la presse écrite, ou par les passants qui se contentaient, en nombre croissants, de déchiffrer les titres à la devanture des kiosques ; il s’agissait des jours où la une des deux grands quotidiens proposait la même manchette.

Ce plaisir, digne d’attirer l’attention des collectionneurs en raison de son caractère exceptionnel, leur fut réservé ce mardi 21 décembre.

Ce crime atroce était de toute évidence l’œuvre d’un maniaque. Inspirés par la mise en scène spectaculaire du meurtre proprement dit, par le prestige du lieu, le nom de la boutique – un véritable coup de maître ! –, les éditorialistes avaient tous deux succombé à l’attrait irrésistible du même jeu de mot que l’assassin leur avait servi sur un plateau : BLOODFEST AT TIFFANY’S[29] !

Le titre s’étalait sur toute la largeur de la page, en énormes caractères gras.

On dénombrait peu de variantes d’un texte à l’autre. Ici, les chiens qui avaient flairé l’odeur du sang étaient des bergers allemands appartenant au propriétaire de l’un des appartements situés dans les étages supérieurs ; là, il était question des dogues danois du propriétaire de l’immeuble.

D’après les deux articles, la victime avait été découverte nue, allongée sur le grand comptoir du magasin, les bras le long du corps. Dans la position d’une patiente sur une table d’opération, suggérait l’un des rédacteurs ; son confrère évoquait un sacrifice à quelque dieu païen.

Aucun désaccord concernant les sept couteaux à découper et le pic à glace. Tandis que l’un des articles évoquait la présence d’autres instruments tranchants retrouvés dans le corps ou disposés autour de lui, l’autre apportait des précisions. Un seul d’entre eux faisait allusion à de menus larcins, quelques montres et bracelets, un saladier à punch.

En guise d’illustration, les deux quotidiens proposaient la même photo prise par les services de l’identité judiciaire et transmise par bélinographe. Couleurs pâlichonnes. Un profil de la victime dont quelques flous distribués aux endroits stratégiques atténuaient la nudité. Le corps lacéré de traînées sanglantes était couché sur la vitre d’un comptoir rempli de bibelots scintillants. Des cercles blancs entouraient les manches en argent du pic à glace et de trois couteaux visibles. On ne distinguait pas grand-chose du décor, à l’exception de quelques cuillères et fourchettes éparpillées autour du cadavre. À l’arrière-plan, on apercevait des branches de houx.

À l’heure où les journaux étaient sous presse, la malheureuse n’avait toujours pas été identifiée. De race indienne, à première vue, proche de la trentaine. Prenant pour cible le point rouge à la naissance des sourcils, le pic à glace lui avait transpercé le front.

Victime de la malchance.

Ou du mauvais œil. Maudite, en quelque sorte.

 

 

Tandis que le médecin légiste donna l’ordre de préparer le corps en vue de son autopsie, quelqu’un émit l’hypothèse selon laquelle la victime pourrait bien être la fiancée indienne d’Andy Castevet. Les témoignages recueillis étaient peu fiables, même celui des réceptionnistes, dans la mesure où la jeune femme avait l’habitude, en public, de dissimuler son visage derrière un pan de voile rabattu. D’ailleurs, les Indiennes vêtues d’un sari, le front orné d’un point rouge, n’étaient pas si rares dans une agglomération cosmopolite de plusieurs millions d’habitants. Andy, cependant, disposait là-haut d’un pied-à-terre et la morte avait l’âge approprié. Il serait si simple de lui passer un coup de fil pour le prier, avec ménagement, de bien vouloir descendre afin de procéder à une éventuelle identification.

À minuit, Rosemary appelait la réception. Avait-on enfin pu mettre un nom sur la victime ? Le préposé lui conseilla de se préparer à recevoir un choc. En ce moment même, Andy était en route, dans un instant il sonnerait à sa porte.

Rosemary raccrocha. Elle vit s’ouvrir devant elle le Deuxième Cercle de l’Enfer – à moins que ce ne fût déjà le Troisième.

Andy, lorsqu’il parut enfin, n’était pas tout à fait dans son état normal. Hors de lui, plutôt hagard, fou de colère contre le monstre, ou les monstres qui lui avaient si cruellement ravi son ex-fiancée. Il livra à sa mère tous les renseignements dont il disposait. Les meurtriers avaient opéré de l’intérieur. Il s’agissait, selon toute vraisemblance, de familiers des lieux, capables non seulement de neutraliser le système de sécurité, mais sachant où trouver l’emplacement bien dissimulé du boîtier de contrôle qui commandait la descente électronique du rideau de fer. Enfin – mais dans ce cas précis, peut-être la chance les avait-elle servis –, ils n’ignoraient pas que toute l’équipe de Tiffany’s s’en était allée peu après la fermeture de vingt heures afin d’assister à la veillée funèbre d’un collègue décédé dans l’après-midi.

La police commencerait ses interrogatoires dès demain matin. Ils concernaient des milliers de gens et promettaient d’être interminables. Personnel de l’immeuble, personnel de l’hôtel et de la galerie marchande, employés de bureaux, locataires, propriétaires, clients, invités… tout le monde devait être mis sur le gril.

Rosemary versa des larmes amères. Une fille superbe, un dynamisme incroyable. De l’enthousiasme, de la générosité à revendre, toute la vie devant elle… L’émotion ressentie par Andy était d’un caractère plus douloureux, plus intime. Vers trois heures du matin, après qu’elle se fut résignée à prendre un somnifère, Rosemary sentit le sommeil monter en elle comme une eau sombre. Dans la tiède dérive de sa conscience, elle se demanda si Andy serait en mesure d’éclaircir les propos énigmatiques de Judy au sujet d’un événement « dont elle entendrait parler d’ici peu, en avril ou en mai ».

La voix de son fils lui parvint depuis la pièce voisine. Il était au téléphone, en train de décrire à son correspondant la mise en scène du meurtre. Les mots jaillissaient de sa bouche, étranglés, sauvages, aussi brouillés de haine que s’il avait tenu devant lui l’assassin et ses complices. Les expressions employées, d’une grande violence, semblaient autant de poings dont il martelait le visage ennemi.

Une bouffonnerie couleur de sang…

Le musée des Horreurs, une scène échappée du Grand Guignol…

Si cette débauche d’images pouvait l’aider à surmonter sa peine, songea-t-elle.

Un spectacle sordide, digne de cette saloperie de Guilde du Théâtre !

 

 

Joe arriva chez Rosemary peu après neuf heures pour lui tenir compagnie, en l’absence d’Andy, qui s’était rendu avec William et Phil à City Hall, où le maire avait convoqué une réunion à laquelle devaient participer le préfet de police ainsi que les représentants de la presse et de la télévision. À la demande d’Andy Muhammed leur avait servi de chauffeur. Joe, ce jour-là, avait mieux à faire. Il entra, les journaux du matin sous le bras, tenant une boîte de chocolats.

Andy avait passé la plus grande partie de la nuit au téléphone. Informer les principaux associés de God’s Children et leur donner l’assurance que le drame n’aurait pas de conséquences fâcheuses sur les activités de la fondation, cette tâche n’avait pas dû être facile. Les bailleurs de fonds devaient s’inquiéter à juste titre. Comment réagiraient leurs millions de disciples à travers le monde en apprenant que la victime du « festin sanglant » de chez Tiffany’s – crime dont la nouvelle, précédant le soleil, avait déjà fait le tour de la planète grâce à la diligence des médias friands de sensationnel – n’était autre que la secrétaire particulière d’Andy, et sa petite amie de surcroît ? Ce coup de projecteur malencontreux jeté sur le président de GC et le cercle restreint de ses collaborateurs ne risquait-il pas de plonger dans la terreur les âmes sensibles, à quelques jours de l’illumination ? On pouvait d’ores et déjà redouter de nombreuses défections, surtout dans les milieux qu’il avait été si difficile de gagner à la cause, intégristes musulmans, amish… Cette irruption brutale du fait divers dans la vie d’Andy allait briser l’élan prodigieux qu’il avait su donner à son mouvement. Amoindrie dans le noble objectif qu’elle s’était fixé, amputée de certains participants, la grande fête des bougies échouerait à célébrer le renouveau de l’humanité.

Andy avait bon espoir de pouvoir convaincre le maire et toutes les parties concernées d’attendre le 1er janvier pour divulguer l’identité de Judy. Dans l’intérêt de tous, l’illumination devait être un succès. Le calendrier des vacances de fin d’année avait été choisi en fonction de cette échéance, à laquelle tout le monde se préparait. Si d’aventure s’élevaient quelques voix discordantes, William gardait par-devers lui un argument légal satisfaisant. Quant à Polly, veuve très volage d’un sénateur et d’un magistrat de la chambre notariale, elle avait fait provision de secrets susceptibles d’éclabousser bien des réputations.

Rosemary écoutait en buvant un café brûlant à petites gorgées. Rien ne semblait pouvoir la réchauffer, pas même le chandail irlandais. Séparés des autres, les dix jetons de plastique n’en finissaient pas de la narguer. Elle les mit en rang, pour leur apprendre l’obéissance. Le premier mot composé allait comme suit :

LOUSETRASM[30].

Le deuxième :

LOSTMAUSER. Une autre énigme, à l’usage d’un soldat allemand.

Et le troisième :

OUTSLAREMS.

— Pourquoi sept couteaux ? demanda-t-elle soudain.

Installé sur le canapé, la boîte de chocolats ouverte à portée de main, Joe leva le nez du journal qu’il était en train de lire. Il la dévisagea, par-dessus ses minces lunettes. Sur son tee-shirt, Andy ne se départissait pas de son sourire.

— Quand ils l’auront alpagué, ils lui poseront la question.

Rosemary tourna les talons, fatigua pendant quelque temps le tapis de ses lentes allées et venues entre la table et le vestibule. Joe la suivait des yeux.

— Vous me donnez le tournis, murmura-t-il. Restez donc tranquillement assise.

Elle fit halte, parcourant du regard les titres des autres quotidiens, épars sur la table basse.

— Ils se croient malins, maugréa-t-elle. Tous des chacals, en réalité une bande de nécrophages de l’espèce la plus répugnante. La honte de leur profession.

— Tiffany’s est du même avis.

Rosemary reprit ses va-et-vient.

— Pourquoi Tiffany’s, d’ailleurs ? Le magasin le plus prestigieux, le plus exposé, le plus visible depuis la rue, le plus admiré par les passants de la galerie. Système de surveillance ultraperfectionné, visites régulières des vigiles et des chiens. Pourquoi le choix des assassins ne s’est-il pas porté sur une boutique plus discrète, de l’autre côté de la galerie ? Du reste, pourquoi fallait-il que le crime eût lieu dans un espace commercial ?

— Questions de bon sens, ma petite fille. Mais en quoi concernent-elles un psychopathe ? Ou même plusieurs psychopathes ?

Joe laissa s’échapper un soupir d’impuissance. Il reprit sa lecture.

Rosemary s’en revint lentement devant la table où s’étalait l’entêtante devinette à dix lettres. Posant sa tasse de café inachevée, elle fronça les sourcils, pivota vers l’homme assis.

Il la dévisagea, l’air poliment interrogatif.

— Quoi d’autre ? demanda-t-elle. En plus des couteaux et du pic à glace ?

— Voyons… sur les photos on aperçoit quelques cuillères, des fourchettes… Un petit instant.

Il se passa l’index sur la langue, feuilleta à l’envers et à vive allure les pages de son journal. Rosemary s’était approchée. Elle se pencha, les yeux fiévreux fixés avec impatience sur le lecteur qui n’allait pas assez vite à son gré. Il trouva enfin l’article recherché, dont il déchiffra les premières lignes en marmottant.

— Nous y voilà… d’autres instruments de coutellerie étaient fichés dans le corps de la victime, ou disposés autour de lui.

— Quels instruments ? Couteaux, lames de rasoir, ciseaux ? Combien y en avait-il ?

— Aucune précision.

— Le Times… (Rosemary chercha du regard autour d’elle.) Le Times donne certainement d’autres détails.

— Ne perdez pas votre temps. Tout est dans Z-Nineteen. « Une femme assassinée dans une boutique de luxe. » Qu’y a-t-il d’autre à savoir ?

— Veuillez vérifier, je vous en prie.

Joe envoya promener son journal.

— Rosy, il faut vous faire une raison. Judy est morte. Tout est dit, en trois petits mots, et le nombre de cuillères éparpillées autour d’elle n’y changera rien. Ces types ont besoin d’un cérémonial particulier, ils ont leurs pratiques, leurs cultes fétichistes, ils observent un certain rituel, que sais-je ? À quoi bon fouiner dans cette symbolique de bazar ? Vous n’y gagnerez que des maux de tête.

— Regardez, je vous le demande à nouveau. Ce torchon me répugne, je n’ai pas envie de me salir les mains.

Joe haussa les épaules. Il se saisit de l’autre journal, réprima un sourire.

— Un torchon, Z-Nineteen ? Pour ma part, je trouve ça plutôt accrocheur.

— Grand bien vous fasse.

— Sacrebleu ! Ils sont futés, rien ne leur échappe, pas même le style de l’argenterie. Onze cuillères, onze fourchettes, de facture édouardienne, écrivent-ils.

— Onze, répéta-t-elle.

Puis retourna devant la table.

Joe l’observait avec curiosité.

OUTSLAREMS fut bouleversé. Elle s’occupa, quelques instants, à manipuler les jetons pour former de nouvelles syllabes.

— Connaîtriez-vous, par hasard, l’autre patronyme de Judy ?

— Judy avait donc un autre patronyme ? Première nouvelle. M’expliquerez-vous, à la fin, où vous voulez en venir ?

— Vous trouverez un annuaire dans le tiroir de la petite table. Peu importe que le premier nom ne figure pas dans son intégralité, l’initiale suffira. Kharyat. K-H-A-R-Y-A-T. West End Avenue.

Joe la considérait comme il aurait fait d’une enfant un peu exaltée dont il vaut mieux ne pas contrarier les caprices.

— L’initiale fera l’affaire, vous en êtes sûre ?

— Elle est d’une importance cruciale, confirma gravement Rosemary.

Joe opina du chef et s’exécuta. Il n’eut même pas à se lever pour ouvrir le tiroir dont il retira le gros annuaire relié cuir de Manhattan.

— Pour la première fois, je comprends ce qu’a dû ressentir le Dr Watson, soupira-t-il.

Rosemary ne fit aucun commentaire. Ses doigts s’affairaient à brouiller les jetons. Joe trouva les K, tourna quelques pages, ajusta ses lunettes.

— L’unique Kharyat de l’annuaire. Kharyat, Judy S.

Rosemary lança un jeton qu’elle tenait dans son poing.

Il l’attrapa au vol, regarda la lettre, puis Rosemary.

— Un S ? Vous le saviez donc ? Comment faites-vous ?

— J’ai des pouvoirs, je suis un peu médium.

Elle fit volte-face, traversa le salon une fois de plus. Cette fois, elle s’arrêta devant Andy Délia Robbia, posé sur le meuble contenant le poste de télévision. Le petit ange fait pour être admiré, et qui lui-même voyait tout.

— Onze cuillères, dit-elle.

Joe se fourra un morceau de chocolat dans la bouche. Elle se tourna vers lui, le trouva les yeux ronds, en train de mâcher dru.

— Sept fourchettes, dit encore Rosemary. Sept couteaux à découper. Elle respira à fond, comme pour se délester d’un poids qui lui pesait sur la poitrine. Un pic à glace. Que représentent ces objets ?

— Comment ça, ce qu’ils représentent ?

— Chez Tiffany’s, précisa-t-elle.

— Ils sont plus chers. Ce détail mis à part, leur fonction reste la même, que je sache.

— Plus cher, en effet. Ailleurs, ils seraient peut-être d’acier inoxydable, ou de vulgaire aluminium. Chez Tiffany’s, ils sont en argent. (Rosemary se prit la tête des deux mains, tira ses cheveux en arrière.) Nous arrivons à un total de trente, enchaîna-t-elle. Trente pièces en argent.

Joe en oublia de mastiquer son chocolat. Il déglutit sans même y penser, avec effort.

— Trente pièces d’argent logées dans le corps de Judith S. Kharyat, ou déposées autour d’elle.

Joe battit des paupières. Son regard exprimait la plus totale incompréhension.

Rosemary se pencha au-dessus des roses rouges offertes par Andy Castevet.

— Judith S. Kharyat, répéta-t-elle tout en froissant les fleurs dans un geste dérisoire de profonde tristesse… Judithesskharyat.

— Judas Iscariote ? murmura Joe Maffia.

Elle opina. Ils se dévisagèrent, l’espace d’un long moment, sans que l’on sût lequel des deux tenait captif le regard de l’autre.

— Mon intuition me souffle qu’il s’agit d’un pseudonyme, dit Rosemary. Son nom de baptême doit être très différent.

S’étant redressée, elle ferma les yeux, posa la main sur son front et s’éloigna d’un long pas d’arpenteuse, suivant une trajectoire circulaire.

Joe l’observait, interloqué.

— C’est donc vrai ? Vous êtes une sorte de visionnaire ?

— Quelquefois, dit Rosemary, poursuivant son manège.

L’homme semblait saisi. Il se plaqua le poing sur la bouche. Elle s’arrêta, pivota pour lui faire face.

— Il lui fallait trouver un pseudonyme aux sonorités indiennes, expliqua-t-elle. Un pseudonyme indien à la mode de Vassar, afin d’atténuer son apparence sans doute peu orientale. Une fille dotée d’une grande intelligence, férue de jeux de mots, d’énigmes sémantiques et d’anagrammes.

Rosemary cligna des yeux, très vite, très fort. Ses mains désemparées s’étreignirent.

— Elle a provoqué une rencontre avec Andy dans les circonstances que vous savez, à l’occasion d’un meeting. La première partie de son plan, s’introduire au sein de l’état-major de la fondation en qualité de collaboratrice de confiance, fut couronnée de succès. L’objectif poursuivi ? Déterrer toutes les turpitudes possibles sur God’s Children et son président, de façon à pouvoir étayer ses calomnies sur des preuves irréfutables. Toute l’affaire devait apparaître comme une imposture, menée de main de maître par un escroc d’envergure. Le physique d’Andy, sa ressemblance éclatante avec celui auquel nous pensons tous, lui a donné l’idée de masquer son identité sous le nom de Judy S. Kharyat, Judy Kharyat. Triste humour, n’est-ce pas, considérant l’horrible façon dont ce même pseudonyme devait inspirer ses assassins. Les autres n’y verraient que du feu, croyait la malheureuse, et sans doute n’avait-elle pas l’intention de s’incruster parmi vous plus d’un mois ou deux. Hélas ! c’était compter sans la séduction irrésistible d’Andy… Rosemary s’éclaircit la gorge. Elle a succombé à son charme et s’est trouvée prise au piège, condamnée à interpréter ce rôle absurde et dangereux. Il m’a fait « dérailler », disait-elle. Cet aveu aurait dû me mettre la puce à l’oreille. J’aurais dû établir certain rapprochement.

Joe la scruta de ses yeux froncés. L’incrédulité n’était plus de mise, il buvait littéralement chaque mot prononcé par Rosemary.

Elle revint vers le canapé d’un pas plus léger. Toute sa personne exprimait une désinvolture nouvelle, comme si ce qui venait d’être dit la libérait d’un fardeau. Elle se pencha, fit son choix parmi les chocolats offerts, croqua avec gourmandise.

— Je vous parie ma chemise que cette jeune et belle personne n’était autre qu’Alice Rosenbaum. Tout concorde. À l’heure qu’il est, l’autopsie est terminée, le médecin légiste devrait être en mesure de confirmer mon hypothèse.

— Alice Rosenbaum ? Joe allait de surprise en surprise ; une oreille attentive aurait décelé dans sa voix quelques nuances d’exaspération. D’où sortez-vous cette Alice Rosenbaum ? Jamais entendu parler.

— Détrompez-vous. Ce nom a fait la une des journaux, il y a quelques années. Il vous sera sorti de l’esprit, voilà tout. Alors qu’il était au collège, l’un de mes frères fréquentait une certaine Alice Rosenbaum, qui constituait un point de discorde entre notre père et lui. C’est sans doute la raison pour laquelle ce nom m’a frappé lorsque je l’ai retrouvé l’autre jour en visionnant des films d’archives sur la coalition anti-Andy. Alice Rosenbaum, chef de la Ayn Rand Brigade, conductrice du train de marchandises détourné. Une militante, une vraie ! La révolution, pour elle, était la locomotive de l’histoire. Les trains, elle en faisait son affaire. Pour exprimer son désarroi, le terme « dérailler » lui est venu spontanément. Rien d’étonnant à cela, n’est-ce pas ?

— Judy, notre Judy, ne serait autre, n’était autre…

Rosemary approuva d’un mouvement du menton catégorique. Sa main voleta au-dessus de la boîte de chocolats. Elle fit la moue, se ravisa.

— C’est l’évidence même, dit-elle. Comme toutes les taupes, elle s’est servie d’un pseudonyme à clef. Indien de préférence, pour les raisons que vous imaginez.

C’en était trop pour Joe Maffia. L’impatience le rendait fébrile, il sauta sur ses pieds.

— Pourquoi fallait-il absolument un pseudonyme indien et tout le saint-frusquin, sari, paupières maquillées, point rouge, etc… ? Pourquoi ne pas se contenter d’une perruque et d’une paire de lunettes papillon ? Une couverture bien de chez nous, du genre Alice J. Smith ou Paula Jones, c’eût été trop banal, peut-être ? Pas assez exotique ?

De l’index, Rosemary se frappa le milieu du front.

— Vous avez mis le doigt dessus, M. Maffia, sans même vous en rendre compte. Ce point rouge, en effet. Comment dissimuler son tatouage, la pièce d’un dollar que les militants de la Ayn Rand Brigade portent gravée à cet endroit précis ? Elle ne pouvait pourtant pas se ceindre la tête d’un bandeau pendant un mois ! Le point rouge dont les Indiennes respectueuses de la tradition ornent leur front offrait un camouflage idéal.

Joe restait confondu. Il secoua la tête, comme pris de vertige.

— Misère de misère, je ne m’y retrouve plus, je nage complètement ! Si je vous suis bien… (Il se passa la main sur le visage, regarda Rosemary bien en face…) Ceux qui ont éparpillé sur elle et autour d’elle les trente pièces d’argent voulaient en quelque sorte la « récompenser » d’être ce qu’elle était à leurs yeux, un Judas ? Prête à trahir Andy ?

Rosemary se détourna.

— Cela ne tient pas debout, enchaîna-t-il. Pour commencer, Judy n’aurait jamais trahi l’homme dont elle était amoureuse. Elle l’aimait, vous le reconnaissiez vous-même, il lui avait mis la tête à l’envers. Certes, leurs relations s’étaient un peu tendues ces derniers temps, tout le monde pouvait s’en rendre compte. En mettant les choses au pire, si un soupçon monstrueux prenait forme dans votre esprit… comment aurait-il pu… Il ne nous a pas quittés de toute la soirée !

Elle fit volte-face, si soudainement qu’il en demeura interdit, sur la défensive. Les yeux de Rosemary, braqués sur lui, semblaient deux cavernes violettes, si profonds étaient les cernes creusés par l’angoisse et l’insomnie.

— Mais les autres, dit-elle. Les autres étaient ici !

On sonna à la porte. Andy.

 

 

L’espace de quelques secondes, ni l’un ni l’autre ne firent un geste. Puis Rosemary parut se détendre, comme si un sursaut s’était produit en elle, l’abolition de toute peur, de toute hésitation. Nouveau coup de sonnette. Elle se dirigea vers la porte, de plus en plus lentement à mesure qu’elle s’en approchait. Joe fit quelques pas de côté pour s’écarter de la table basse, être libre de ses mouvements, à tout hasard. Sur son visage, une expression étrange, où se mêlaient la résolution, la curiosité, l’amusement.

La mère et le fils se trouvèrent l’un en face de l’autre.

— Mission accomplie, annonça-t-il.

— Bravo.

Ils s’enlacèrent, se séparèrent aussitôt. Il lui baisa la tempe, lui ramena les cheveux derrière l’oreille.

— Pauvre maman. Quelle petite mine…

— Je tiens le coup, assura-t-elle. (Sa main retrouva d’elle-même les vieux gestes de tendresse, caressa la joue, le front, épousa en aveugle la forme parfaite du visage tant aimé.) Tu es de retour plus tôt que prévu.

Andy se dressa de toute sa hauteur. Il les regarda tour à tour, joyeux, triomphant, tandis qu’il faisait claquer la porte derrière lui.

— J’ai quelque chose à vous dire, une nouvelle à vous annoncer, extraordinaire ! Vous ne devinerez jamais.

Bras dessus, bras dessous, la mère et le fils gagnèrent le salon.

— Joe, mon vieux, tu vas tomber à la renverse.

Joe lui jeta un regard d’avertissement appuyé. Il glissa sur l’intéressé sans alerter sa méfiance.

— Andy…

— Asseyez-vous, l’un et l’autre. (Le fils s’éloigna de sa mère, ôta sa veste.) Quand vous saurez ce que j’ai appris là-bas, vous allez choir d’émotion. Vous restez debout ? Vous ne me croyez pas ? À votre aise.

Il tira sur son tee-shirt blanc à rayures marines, vierge de toute publicité.

Joe échangea un regard avec Rosemary. Trouva-t-il chez elle l’acquiescement recherché ? Il se jeta à l’eau.

— Sans doute vas-tu nous parler d’un certain tatouage ?

Le visage d’Andy s’écarquilla. Stupeur et dépit.

— Vous avez reçu un coup de fil ! Qui ? Qui a vendu la mèche ?

— Ta mère n’a eu besoin de personne, elle a tout deviné par ses propres moyens.

Andy fixa sur Rosemary un regard ébahi, l’ébahissement presque comique du simple mortel qui découvre en sa mère une mutante.

— Ainsi, tu sais que Judy n’était autre qu’Alice Rosenbaum ?

Rosemary hocha la tête.

— Quelque chose t’a donc mise sur la voie ?

— Les trente pièces d’argent. Et le nom, bien sûr.

— Le nom ?

— Judith S. Kharyat.

— Dites-le plus vite, en rapprochant les syllabes, conseilla Joe.

Les lèvres d’Andy formèrent le nom en silence. Il lui vint un fin sourire d’entendement.

— Ils ont pensé à tout, décidément. Cette homonymie met la touche finale à leur œuvre, cela mérite un coup de chapeau. Un jour, elle m’avait révélé le nom caché derrière l’initiale du milieu, d’interminables consonances indiennes auxquelles je n’ai rien compris. (Sa main laissa en suspens le mouvement elliptique destiné à illustrer les divagations pittoresques de la « patronymie » indienne.) Tu ne vois donc pas qui a fait le coup ? demanda-t-il. Malgré toute ta clairvoyance, tu n’es pas allée jusqu’à démasquer les coupables ?

— Non, admit-elle humblement.

— Les autres membres de la Brigade, bien sûr ! Les cinq malfrats qui formaient sa bande et l’accompagnaient partout. Certains d’entre eux, tout au moins. Nous venions d’arriver lorsque le préfet fut informé de la véritable identité de la victime. Sous l’effet du choc, sans doute, un voile s’est déchiré dans mon esprit, la vérité m’est apparue. Elle avait reçu pour mission de s’introduire au sein de GC à seule fin de nous espionner, de trouver le défaut de la cuirasse. La situation lui avait échappé et ses copains, par ce meurtre spectaculaire, faisaient d’une pierre deux coups : d’une part ils se vengeaient de leur camarade coupable, d’une manière ou d’une autre, d’avoir changé de camp, pourrait-on dire ; de l’autre ils sabotaient l’illumination en jetant le doute sur nous, puisque, d’une certaine façon, toute la mise en scène contribuait à faire de ce meurtre la punition infligée à une indicatrice sur le point de me trahir, moi. Jouant de ma ressemblance avec une certaine image du Christ, à l’aide de certains accessoires géniaux, trente couverts en argent, un pseudonyme énigmatique, ils ont monté une véritable machine de guerre destinée à obtenir un retentissement maximum. Le corps nu, ensanglanté, d’une femme sur le grand comptoir de Tiffany’s… que pouvait-on rêver de mieux ?

Joe étouffa une exclamation. Il se donna du plat de la main une grande claque sur la poitrine.

— Ouf, quel soulagement ! Je parle pour moi, naturellement. Il n’est pas interdit à Rosemary de tirer des conclusions différentes. À vrai dire, nous étions un peu nerveux, avant ton arrivée.

— Ce raisonnement ne manque pas de cohérence, murmura Rosemary. Tout les accuse, en effet…

Andy agita l’index.

— Je n’avais pas eu le temps d’ouvrir la bouche que le maire avait déjà débrouillé toute l’affaire, y compris le mystère des pièces d’argent. Pour toutes les personnes présentes, ce fut une révélation. La pertinence de la démonstration emporta notre adhésion. Nous sommes tombés d’accord sur la nécessité de ne pas divulguer la double identité de Judy avant le 3 janvier, jour de la rentrée. Le fort je ne sais quoi, fief de la Brigade dans le Montana, est placé sous la surveillance du FBI. Les recherches informatiques ont déjà permis d’établir un lien entre l’un de ces chenapans et un avocat dont le cabinet se trouve au dix-huitième étage de la tour.

— Quel soulagement ! répéta Joe.

Il se rapprocha de la boîte de chocolats.

Andy prit sa mère par les épaules, plongea son regard dans le sien.

— Nous tenons les coupables. N’est-ce pas déjà une mince consolation ?

Elle battit des cils.

— Certainement.

— Il faut te ressaisir, te reposer. Quel coup de vieux ! Tu as presque l’âge d’être ma mère.

Elle le boxa, en manière de plaisanterie. Il encaissa les coups avec des contorsions de garnement.

Joe les surveillait, tout en mâchouillant ses douceurs. Il sourit.

— Tout compte fait, dit Rosemary, tu as raison, c’est un petit réconfort de savoir que les coupables recevront leur juste châtiment. En y réfléchissant, je serais sans doute parvenue à cette conclusion moi-même : les brigadistes étaient tout désignés, en effet. On ne peut que se féliciter de la rapidité d’intervention du FBI.

Un sourire angélique s’épanouit sur le visage las. Le jour n’était pas plus innocent que le regard de Rosemary, levé sur son fils.

 

 

Les contempteurs de Judas.

Ainsi, elle s’était trouvée au milieu d’eux, les douze disciples, les faux apôtres.

Plus que onze, à présent.

Rosemary brouilla MULTAROSES, après quelques tâtonnements composa ASTROLUMES.

Assise devant la fenêtre, en cette fin d’après-midi mélancolique, après une douche, une sieste réparatrice. L’atmosphère était ouatée, une ample douceur enveloppait toute chose, propice à de lentes maturations. Soyeux, le pyjama d’intérieur qu’elle avait revêtu dans la perspective d’une longue solitude ; discret, le trio de jazz dont les sonorités élégantes effleuraient le silence. La neige plaquait contre les vitres un kaléidoscope de dessins blancs tourbillonnants.

ULTRAMESSO ? Description pittoresque d’une chambre désordonnée d’adolescent[31]. Inconcevable, toutefois, dans la bouche d’un enfant.

Le nom fatal se cachait-il vraiment derrière Roast Mules, ou bien la prétendue anagramme n’était-elle qu’une invention de Judy, alias Alice Rosenbaum, une supercherie comme l’avaient été le sari, le tatouage, le mascara ? À quoi bon ? Même la plus irréductible des Athées n’aurait pas imaginé ce pauvre subterfuge pour agacer les nerfs de l’ennemi. Et l’amitié de Judy pour Rosemary Reilly n’avait-elle pas eu tous les accents de la sincérité ?

MORTUALESS…

Hutch, l’ami libraire, avait manqué de temps pour lui révéler la véritable identité de Roman Castevet. La secte avait employé les grands moyens en le plongeant dans un coma dont il ne s’était jamais réveillé.

Judy n’avait pas eu le temps de lui révéler – quoi, au juste ? Que le cher Andy, au lieu de pratiquer la fraude et l’évasion fiscale comme s’y attendait Alice, appartenait à une communauté sataniste que rien ne rebutait, messes noires, envoûtements, invocations malfaisantes ? Était-ce le gouffre au fond duquel il l’avait entraînée ? Après cette révélation, de Judy à Rosemary, à qui les brigadistes, contempteurs de Judas, se seraient-ils adressés ? Au Times, à n’importe quel quotidien à grand tirage ? Cette suggestion, venant de la part d’une renégate, n’aurait pas retenu leur attention plus de deux secondes. Un éditeur eût été l’interlocuteur le plus intéressant, prêt à acheter un livre à paraître courant avril ou courant mai. Pour quelle autre raison l’auraient-ils sauvagement assassinée ? Ils devaient être défoncés à mort, shootés, dans un trip de violence inouïe, de misérables toxicos, comme l’étaient la plupart des surineurs de cette sinistre fin de millénaire, dont le nombre était d’ailleurs en déclin constant, grâce à l’œuvre pacificatrice d’Andy.

Les contempteurs auraient-ils osé jeter le pire à la face du monde ? La vérité toute crue, l’abomination suprême ?

Non. Si Judy avait découvert de qui son amant était le fils, elle ne serait jamais allée trouver Rosemary, ni se serait confiée à elle avec une telle liberté. La jeune femme, au contraire, aurait interrogé avec adresse, dans l’espoir de glaner d’autres renseignements. Questions fureteuses, à la limite de l’indiscrétion. Chez nous, en Inde, les femmes se disent tout… Belle excuse, en vérité.

Les onze autres disciples, par conséquent, n’en savaient pas plus. Les adorateurs de Satan n’avaient pas de secrets les uns pour les autres. Cette promesse d’initiation intégrale était l’un des arguments favoris de Roman pour tenter de l’amener à rejoindre…

STEALORMUS.

À l’occasion du précédent réveillon de Noël (son dernier Noël, un semestre auparavant), pour la première fois elle avait autorisé Andy à se rendre seul chez Minnie et Roman, jusqu’au lendemain matin. Il était alors âgé de cinq ans et demi, à un jour près. Certains rituels devaient être observés, certaines instructions transmises, six mois avant son prochain anniversaire, avait déclaré Roman. Ils respectaient leur part du contrat, elle devait en faire autant. Le père de l’enfant avait des droits, lui aussi. Des droits et des pouvoirs.

La secte lui était indispensable. Que peut faire la mère d’un galopin doté de magnifiques yeux de tigre, de cornes naissantes moins agréables à regarder, pour ne pas mentionner certaines parties de son anatomie franchement épouvantables. Infirmités que l’homme de 1999, l’âge du Fils de Marie, parvenait sans doute à maîtriser grâce à la même volonté démoniaque qui lui permettait d’unifier la couleur de ses prunelles (Rosemary se gardait bien de l’interroger). Dans quel dénuement se trouve la malheureuse mère, privée de la possibilité de gagner sa vie puisqu’il lui faut sans cesse veiller sur le petit phénomène, interdit d’école maternelle, interdit de toute vie publique, en fait. Que peut faire l’infortunée lorsqu’elle éprouve le besoin impérieux de faire appel à une baby-sitter ? Pas question de téléphoner à une agence ou de solliciter une jeune voisine.

La secte acquittait toutes les factures. Les femmes n’étaient qu’une bande de vieilles radoteuses sur lesquelles Rosemary se reposait dans les cas de nécessité absolue, moyennant des conditions sévères dont elle s’assurait ensuite, à sa manière, qu’elles avaient été scrupuleusement observées.

À l’exception de Laura-Louise, cette calamité vivante, tous les membres de la secte faisaient preuve envers elle d’une grande serviabilité. Comme aujourd’hui, on lui témoignait le plus profond respect.

Roman lui avait affirmé sous serment (un engagement sacré auquel il lui était interdit de se soustraire, prétendait-il) qu’aucun mal ne serait fait à son fils, aucune contrainte exercée sur lui. L’enseignement reçu se proposait de fortifier son corps et son esprit. L’énergie accumulée ferait de lui un prêtre d’exception, la tête solide, le port fier et droit. Comme tout endoctrinement religieux intelligemment conçu, celui-ci serait une école de courage ; il y puiserait une inspiration qui l’animerait sa vie entière. S’il lui était impossible d’assister aux séances en qualité de simple observatrice, la secte se ferait une joie de l’accueillir en son sein, ainsi qu’il lui avait été maintes fois proposé. L’absence d’un sang jeune et généreux commençait à se faire cruellement sentir – dans le vieux regard de Roman s’était allumé un pétillement malicieux – et deux places se trouvaient vacantes. N’était-ce pas encore la meilleure façon de garder en permanence un œil sur le cher petit ?

Merci bien, sans façon.

Elle avait passé la plus grande partie du réveillon assise sur un tabouret dans un placard débarrassé de ses étagères et dont le fond ouvrait, quand le verrou n’était pas fermé, de l’autre côté, sur le placard symétrique de l’appartement voisin. Le passage dérobé par lequel on l’avait transportée, dans la terrible nuit du mois de décembre de l’année 1965. Blottie dans son réduit elle écoutait, l’oreille collée contre l’extrémité d’un verre, faible chambre d’écho appliquée sur la paroi de contreplaqué blanc. De temps à autre, par bribes ténues, lui parvenaient des incantations funèbres accompagnées d’un air de flûte que soulignait le rythme monotone d’une percussion. De toutes les fentes, de la moindre fissure suintait l’âcre odeur du tanin à laquelle on pouvait trouver du charme avant qu’elle ne fût recouverte par des bouffées de soufre à faire chavirer le cœur.

Avait-il répondu à leurs prières ? Était-il monté des profondeurs de son royaume chtonien ou s’était-il matérialisé devant eux, pouf ! surgi de l’univers parallèle où régnaient les divinités infernales ?

Alors seulement, songeant à son fils, Rosemary s’était sentie inconsolable. Elle aurait dû, depuis longtemps déjà, prendre Andy sous le bras et déguerpir. Encore six mois avant son anniversaire… peut-être n’était-il pas trop tard ? Elle irait loin, le plus loin possible, San Francisco ou Seattle. Au milieu de toutes les difficultés, elle se débrouillerait pour rassembler l’argent nécessaire à l’achat des billets d’avion. Une fois en lieu sûr, elle s’adresserait à une institution privée, une clinique pour enfants tenue par des religieux. Ils comprendraient à demi-mot, ils s’occuperaient du petit garçon, ils sauraient quoi faire.

Quand le remugle sulfureux se fut dissipé, elle respira un peu mieux. Le tanin, par comparaison, était un enchantement. Ce même tanin qui entrait dans la composition des potions que Minnie lui préparait chaque jour pendant sa grossesse. L’enfant à naître s’en était nourri. Nous l’aimons déjà, avait assuré le vieux couple, nous voulons faire de lui un fier petit gaillard, nous y veillerons de notre mieux.

Plus tard, elle s’était préparé un lait de poule généreusement arrosé de bourbon. Tradition de fin d’année oblige, la télévision programmait It’s a Wonderful Life[32], un conte de fées qui faisait passer le frisson de l’épouvante. Rosemary le voyait pour la seconde fois.

Le lendemain matin, Andy avait traversé les deux placards dans l’autre sens, joyeux, frais comme un gardon. Enchanté de retrouver sa mère et de sentir les tendres bras se refermer sur lui. Il s’était élancé dans le salon. Avait-il passé une bonne soirée ? S’était-il bien amusé ? Il avait hoché la tête, les yeux fixés sur l’étoile, tout en haut du sapin. Rosemary s’était agenouillée auprès de lui. Il avait les joues roses, tout l’émerveillement du monde luisait dans ses yeux.

— J’ai promis de ne rien dire. Crois-tu que ce sera très mal, si je le fais quand même ?

Elle lui avait caressé le dos. Le plus adorable des bambins dans son pyjama de flanelle.

— Cela dépend. Si tu as envie de garder le secret, il vaut mieux ne pas rompre ta promesse. En revanche, si tu as changé d’avis et meurs d’envie de tout me raconter, n’hésite pas. Les petits enfants ont parfois le droit d’être versatiles. Mais si tu préfères garder le silence, je ne t’en voudrais pas. Après tout, je t’ai donné la permission de passer la nuit loin de moi.

Il avait décidé de garder le silence.

Pour Rosemary ce Noël devait être le dernier. En son absence, Andy avait célébré vingt-sept fois la naissance du Christ. Vingt-sept Noëls de ténèbres, parfumés au tanin, sur fond d’incantations lugubres scandées par la flûte charmeuse et les tambours de guerre.

TREMOLUSSA…

« Le satanisme, c’est terminé. Je ne veux plus en entendre parler », avait-il affirmé, les yeux dans les yeux de sa mère à peine retrouvée.

Maman, il faut me croire, jamais plus je ne mentirai.

S’il s’était joué d’elle, abusant de son amour et de sa candeur, vendredi soir, Rosemary saurait à quoi s’en tenir.

Dans l’avion qui les ramenait de Dublin, il avait tenu à mettre les choses au point. Judy et lui avaient prévu de passer le réveillon ensemble. Le 25 au matin, ils se retrouveraient tous les quatre, les jeunes tourtereaux et les moins jeunes, Rosemary et Joe, et procéderaient à l’échange des cadeaux. Au cours de leur première partie de Scrabble, Judy avait fait allusion avec un effroi mêlé d’ironie aux séances insolites qui se déroulaient au neuvième étage.

L’amphithéâtre et ses coulisses, vestiaires, déambulatoire, salle de conférence, tous espaces insonorisés, isolés du reste de l’immeuble par plusieurs niveaux de bureaux inoccupés au-dessus, en dessous… le lieu parfait pour célébrer des messes noires. Infiniment plus sécurisant que le salon de Roman et de Minnie.

Après ces sombres excès, il ne fallait pas moins de cinq personnes, en effet, pour faire le ménage. L’amphithéâtre ? Nickel, avait ordonné Diane. Et les autres de descendre. L’équipe d’entretien de l’immeuble n’avait donc pas accès au neuvième étage ?

Ultramesso ?

SOULMASTER[33].

La neige tombait drue à présent, le ciel semblait rayé de balles traçantes. Les cassandre de la météo avaient gagné la première manche. Un blanc tapis de douze centimètres d’épaisseur vers minuit, cinq de plus au petit matin. Le vent soufflerait en rafales, soixante kilomètres à l’heure, pas moins.

La radio ne voulait pas demeurer en reste : Bing Crosby et son Noël blanc avaient été appelés à la rescousse.

Le fils de Rosemary
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